L'art de la bifurcation chez Edmond Amran El Maleh

Publié le par Touriya

"Si les mots ont le pouvoir non de représenter, mais de
rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait
épars, la puissance de renvoi qu'ils tiennent de leurs
virtualités signifiantes entraîne celui qui les suit à la trace,
dans des bifurcations incessantes et une dérive interminables".

                                                     Claude Simon
                        

"Guidé par ce désir, inassouvi, d'embrasser le monde, le
romancier parvient à prêter à la moindre situation la richesse
de tout un monde. Partant, les meilleures scènes romanesques
ont le caractère d’un carrefour multiple ».

                                                      Milan Kundera   
 
                                        


                                                     
Pour donner à voir  – "à goûter" serait plus juste- cet art de la bifurcation, nous allons nous limiter à trois passages où El Maleh nous parle de trois pulpeux, et épineux, et sublimes fruits de la terre marocaine : chriha, gouisia, handia. Car le génie poétique d'el Maleh, dans son maniement de l'art de la bifurcation, est de ne point partir nécessairement d'une scène romanesque carrefour (Kundera), mais souvent de la chose la plus humble, la plus terre à terre, la plus partagée mais néanmoins la plus ignorée – avant qu'il ne nous la fasse redécouvrir-, pour tisser des correspondances, jeter des passerelles, apporter des éclairages inédits et, par l'alchimie du verbe, transmuer cette humble chose en fruit d'or, en jardin des Hespérides.
Les trois passages que nous avons retenus, tournent tous, sont autant de "variations" sur le figuier, comme si El Maleh voulait, en le célébrant,  accéder au "pur secret" de cet arbre chanté par Rilke (dans sa sixième élégie) :

                    Figuier depuis longtemps ce m'est un signe
                    que presque entièrement tu te dérobes à la gloire des
                    fleurs
                    pour, au-dedans de ton fruit mûr aussitôt révolu,
                    incélébré, serrer ton pur secret.

Premier ruissellement, nectar et larmes a la fois, de ce figuier :
"La mahia sera bonne cette année, si Dieu le veut, le goût finissant des figues mûres : visage ratatiné de femme ratatinée, sillonné de mille plis, au regard vieil or de miel, sexe impudique fruit défendu…
Le figuier est mort, spectre blanchi, ses branches décharnées implorent le ciel, plus jamais il ne donnera de fruits, la ville s'est enveloppée d'un linceul…
Passeport sans retour dans la mains décharnée tremblante, beau visage de vieille femme, figure ratatinée aux mille plis, chargée de joie et de douleur, arrachée à son arbre, elle ne verra plus le ciel bleu de l'Atlas bateaux négriers chargés d'esclaves enchaînés à la terre promise, l'an prochain à Jérusalem".
A travers un fruit, un arbre, à travers une femme-arbre, l'arrachement de toute une communauté à sa terre natale; sur lequel reviendra l'écrivain, toujours à travers un fruit et un arbre emblématiques :
"Un goût délicieux lui revenait sur les lèvres : saveur d'une petite figue moirée, gouisia, tendre nom en forme de noix de muscade…
Blancheur du tronc, des branches nues encore enracinées, blancheur de la mort sans linceul, le goût délicieux lui revenait, parfum de miel, douceur de velours noir moiré finement strié, gouisia, petite figue, noix muscade de forme, sous les dents les petits grains de sang à tête blanche craquent amoureusement sous la dent, désir têtu, inondé de tendre lumière, de soleil souverain, perdu d'adoration éperdue, il était aux pieds d'Aïlen, Aztèque fabuleux, d'une lame sûre sans trembler, il allait s'ouvrir la poitrine, déposer sur la pierre blanche son coeur arraché tout chaud de sang et de vie, la pierre blanche au pied du figuier".
Immolation aux pieds du figuier? D'Aïlen? De la terre natale?
Mais voici enfin l'hymne qu'El Maleh élève à ce fruit aux noms multiples, à cette "multiple splendeur", handia, vous connaissez? Non? Alors, écoutez :
"En ces jours de juin, le soleil de l'été est déjà très chaud, les fruits de l'été et de la colère commencent à mûrir…
Chumbos, kermouss ennssara, les figues de Nazareth, de la chrétienté, handia, figues des Indes, don des Aztèques, de l'empire espagnol, au peuple marocain, remontez donc au XVI e.s., aknari, l'authenticité berbère, noms enchanteurs pour désigner ce fruit de miel, de sang et d'or, évocation avec tendresse et respect des générations qui savaient ne pas s'embarrasser d'un couteau pour en fendre la peau : Lalla Embarka, que Dieu ait son âme, expédiait dans sa bouche la pulpe savoureuse, geste de savoir sûr, de haute tradition, saveur, respect des temps anciens, aknari, chumbos, handia, fruit d'été, plaisir du pauvre et du riche, mais honteux il s'en cache, fruit de la pierre sèche, gardien, sabres verts au clair, de la misérable zriba, du marabout sacré, blancheur illuminée, ami des chiens errants, des hommes errants, fruit de la passion et de la juste colère, sève des récits picaresques, des constipations homériques, indice sûr du coût de la vie, handia, chumbos, aknari, kermouss ennssara, fruit du destin, fruit métaphysique, la pomme en comparaison, quelle usurpation, fade invention d'une imagination pauvre, voyez ce signe du sacré, palmes ouvertes dressées vers le ciel, entrelacées dans un geste de ferveur, veillant sur la zaouïa, signe des damnés de la terre, étoile marquée au front de ceux d'en bas, là précisément où la balle a frappé, l'aarien, l'homme au gourdin, hraoua, le selgout, le zoufri, le famélique jaillissant un jour comme un torrent de haine de son bled asséché où il ne peut plus disputer aux animaux la moindre petite herbe".
Par quelle arrogance, ou ignorance, ou les deux à la fois, a-t-on osé qualifier un tel fruit de "figues de barbarie"?
Si, comme dit Kundera, "le roman est l'art du carrefour multiple", ne sommes-nous pas ici, indubitablement, à un carrefour multiple, à un fruit-carrefour, où le mets et le mot, la saveur et le sens, subtils, multiples, s'épousent dans la plus grande harmonie?
L'actualité la plus brûlante comme on dit (les événements de juin 81) et une remontée au XVI e.s. ; le Maroc indépendant et le passé colonial, ce dernier symbolisé par le chumbos espagnol et la fade et usurpatrice pomme française; les fruits réels de la terre et les fruits littéraires (ces "figues de la colère" évoquant irrésistiblement le titre du célèbre roman de Steinbeck;  les damnés de son pays et "les damnés de la terre" de Frantz Fanon); la spécificité du terroir (le mot berbère aknari qui désigne le fruit) et l'échange qui ne date pas d'hier, malgré les océans et les différences des cultures (Handia, fruit venu des "Indes" espagnoles); fruit à la fois indice du social et investi par la métaphysique; signe d'alliance pour ceux d'en bas, mais en même temps incitant à la fraternité humaine (palmes ouvertes entrelacées), à la compassion pour tout ce qui vit (ami des chiens errants).
De la même façon, mais cette fois avec plus de poésie, que nous avons vu des événements historiques colossaux se "substantialiser" dans des repas (autour de la mamaliga, chez Morgan, dans la "Cène"), El Maleh, dans ce passage, à partir d'un humble fruit, lance des coups de sonde dans la scène sociale, le temps historique, avec des échappées vers l'horizon métaphysique.
De la dérive d'une écriture, d'un art spécifique de la bifurcation, le figuier sort transfiguré, devient, tout autant que l'arganier, le symbole d'une terre, de sa pérennité, de sa douleur et de ses joies. Le fruit "incélébré" de Rilke a trouvé dans l'écrivain marocain El Maleh son célébrant, son chantre, l'explorateur émerveillé de son "pur secret".
Sans crainte qu'on nous accuse d'emphase ou de lyrisme débridé, nous pensons que les humbles fruits de sa terre natale, El Maleh les a aimés, chantés et fait resplendir comme nul autre avant lui, et les a lancés, "quasars incandescents", dans le jardin et l'espace de la littérature mondiale.


                             
MOHAMED LEFTAH
                                Le Caire,  19 Avril 2008


          (Passage extrait de l’essai : « Un chant au-delà de toute mémoire »,
          consacré à l’oeuvre d’El Maleh et encore inédit)

  
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